Les intriquées


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  • sarah-mars

    Membre
    9 avril 2025 à 7 h 00 min

    EMILE

    Louise réquisitionne le jeune homme pour finir de coller les affiches. Il est inquiet pour Lizie mais n’ose pas refuser. Passer toute une soirée avec Madame Louise Michel est un honneur, mais Emile déchante vite. Elle reste en grande partie muette, ne lui donnant que quelques ordres de temps en temps. Quelle que soit la discussion abordée ou l’attitude adoptée, il ne trouve pas grâce à ses yeux. Alors, le garçon termine les affichages dans le silence puis l’aide à tout ranger à leur retour rue Oudot. Louise s’empresse de fermer l’école et se retourne vers lui qui attend poliment quelconque marque de reconnaissance.

    « Merci jeune homme. Je vous souhaite une bonne continuation ! » conclut-elle.

    Emile se sent négligeable, insignifiant. Son égo est véritablement déçu. De retour à Montmartre, leur abri est vide, Paul couche surement chez Marie. La frustration s’invite, il aurait tant voulu lui raconter cette journée singulière. Le garçon double la couverture pleine de trou puis se recroqueville et s’endort rapidement d’un sommeil sans rêve. Au petit matin, s’éveiller sans son ami à ses côtés n’induit chez lui qu’une seule envie : être en sa compagnie pour repousser sa solitude. Emile guette longtemps sur la barricade nord, ensuite, il se hasarde dans les rues voisines une bonne partie de la matinée, puis part définitivement à sa recherche vers onze heures, arpentant leurs lieux préférés. Mais il ne le trouve pas, personne ne répond chez Marie non plus. Le jeune homme finit par errer pour oublier sa faim, attendant de rejoindre Lizie, bavardant avec les gens qu’il croise pour la forme, juste pour faire taire le silence et passer le temps, s’attendant néanmoins à chaque coin de rue à tomber sur Paul qui ne peut être que tout proche.

    Treize heures arrivent enfin, Emile se rend au lieu du rendez-vous où Elisabeth est élégamment adossée à la devanture du café, entourée de deux hommes dont les discussions se mêlent au brouhaha qui resonne sur les murs et les pavés du passage. Plusieurs troquets se font face, et entre, on y trouve une librairie, une herboristerie et plusieurs cordonniers. L’après-midi ne fait que commencer, pourtant toutes les tables dressées sont occupées, il est surpris de constater qu’ici, Paris ne semble plus si désertée. Le garçon se dirige vers Elisabeth, navigant entre les longues tables, effleurant des hommes barbus en redingotes, des garçons frêles en guenilles, des filles plantureuses en froufrous et des dames aux robes parfumées. Il lui semble même apercevoir un homme habillé en femme et comme Lizie, un certain nombre d’entre elles portent le pantalon. Cet endroit lui fait penser à la cour des miracles.

    Alors qu’Emile s’avance, Elisabeth le remarque enfin et sourit. Les hommes qui accaparent la jeune femme se tournent vers lui et sous-entendent un bonjour d’un signe de tête convenu avant de prendre congé. Lizie prend son bras et l’invite sur une table voisine où ils s’assoient l’un à côté de l’autre. Là, elle pose un baiser sur sa joue, glisse la main sur sa cuisse, son entre-jambe se durcit, fonction retrouvée qui le fait sourire. Le garçon enserre ses épaules de son bras, elle vient blottir sa tête dans son cou. Ils restent un moment comme cela, à se parler sans mot, se ressentant simplement. Puis, Lizie se redresse et murmure à son oreille.

    « Comment s’est passé ta soirée après mon départ ?

    — Oh, rien de bien glorieux ! dit-il en souriant. Ce n’était pas la franche rigolade avec Louise et mon ami Paul n’était pas là. Mais penser à toi m’a fait tenir. Et toi ?

    — Eh bien, c’était une soirée riche en émotions. J’ai eu si peur que j’ai craint de ne pas trouver le sommeil. Finalement, j’ai passé un bout de la nuit à imaginer faire l’amour avec toi et cela m’a suivi dans mes rêves. L’esprit humain est incroyable, n’est-ce pas ? »

    Emile sent ses joues s’empourprer et son entrejambe se raidir un peu plus. Ses idées ne sont pas claires : « Me parle-t-elle déjà de sexe ? ». Le jeune homme est le premier surpris quand il s’entend demander :

    « Et ton mari, il ne t’a rien dit ? »

    Elisabeth est clairement heurtée par cette question qu’il regrette tout de suite. Son embarras à y répondre est palpable, elle soupire et se lance.

    « Tu vois cet homme avec qui je discutais ? Lui, là-bas ! dit-elle après un court silence, désignant du doigt un des hommes en redingote quelques tables plus loin. Nous nous connaissons, mais pas au point d’être proches. Il ne se doute pas que je sais presque tout de lui. Par exemple, qu’il souffre d’un grand mal, au niveau de la gorge, et qu’il ne veut en parler à personne. »

    Emile reste interloqué.

    « Et cette femme, là ! Je la connais aussi. Elle, ce sont des voix qu’elle entend et qui lui disent de se faire du mal. »

    Il sent qu’elle étudie ses réactions.

    « Et là, tu es en train de te dire que je perds la raison ou que je laisse un peu trop mon imagination me déborder.

    — Oui, un peu…

    — Si je te disais que je perçois l’émotion des gens quand je les touche ? Est-ce que tu me croirais ? Et que si je me concentre, je peux recevoir, comment dirai-je… des informations. »

    Silence.

    « Par exemple, je sais, qu’assis là, à mes côtés, tu as la sensation de marcher sur un mur. D’un côté ton monde, et de l’autre, celui-ci. Mais cela ne te fait pas peur, je ressens même de l’espoir.

    — Comment ? dit-il, déconfit.

    — Je ne sais pas, je fais cela depuis toute petite. J’ai même cru au début que tout le monde avait ce don. Mais je ne sous-estime cependant pas le pouvoir de déduction que nous avons tous. »

    Silence.

    « Ma chère Lizie, tu es…

    — Stupéfiante, disent-ils, en même temps avant d’éclater d’un rire nerveux.

    — Donc tu entends tout ce que je pense ?

    — Non, je comprends ce qui t’anime, répond-elle plus sérieusement. Et c’en est de même pour Georges. On n’a pas besoin de cacher ce qui ne risque pas d’être découvert. S’il était inquiet, ou se doutait de quelque chose, je le saurais. Je le sentirais. »

    Silence.

    « Est-ce que tout cela a un rapport avec ce qu’il s’est passé hier soir ? Avec l’homme ? Quand il t’a touché ? Parce que je n’ai pas bien compris, c’est allé tellement vite, demande Emile dont le regard se perd dans le vague.

    — Un peu, mais non. Hier soir, c’était autre chose. Je ne peux pas vraiment t’expliquer, mais il y a des créatures… disons des forces, dans notre monde qui… qui. Écoute, nous en parlerons plus tard. Ces choses me terrifient et là tout de suite, je n’ai que de la tendresse à t’offrir, si tu acceptes mon cadeau.

    — Bien sûr, tout ce que tu voudras. »

    Elisabeth pose ses lèvres sur celles d’Emile.

    « Je pense à la pension de Madame Maillard, ce sera l’endroit parfait. Veux-tu bien m’accompagner ? »

    Il acquiesce, alors elle se lève, lui prend la main et ils quittent le passage, enlacés.

  • sarah-mars

    Membre
    15 avril 2025 à 7 h 37 min

    GEORGES

    Georges trépigne, quelque chose le ronge. Il fait les cents pas entre la fenêtre du salon et la porte d’entrée de leur maison. Attendre Lizie devient de plus en plus insupportable. Deux jours déjà qu’elle ne lui adresse presque plus la parole, ne cessant d’aller et venir sans explications. Hier, sa femme a carrément disparue toute la journée et est rentrée tard le soir, transpirante de nervosité. Elle a prétendu avoir juste flâné, cela ne l’a pas convaincu. « Pourquoi mentir ? » Georges a bien demandé des explications mais Elisabeth s’est dite toujours offusquée à cause du théâtre et bien qu’il ne pense pas avoir dit quoi que ce soit d’incorrect, Georges s’est malgré tout excusé, mais c’est resté lettre morte. A force de ruminer, il se rend compte que cela le met en colère.

    « Bon dieu, que cette femme me rend fou ! » lâche-t-il, dans la pièce vide.

    Ce matin, Georges l’a entendu quitter la maison de bonne heure et a même voulu la suivre. Cela ne lui ressemble tellement pas qu’il a dû se raisonner de longues minutes pour se persuader de l’inutilité de ses suspicions. « Tout est dans ta tête Georges ! » s’était-il répété. Nul besoin donc de passer rue Oudot ou à l’université si c’est pour attendre des heures qu’elle en ressorte. Nul besoin également de faire le tour des cafés miteux du quartier latin et de se coltiner les discussions politiques de ces bien-pensants qu’il déteste plus que tout. Il a résisté, mais au fond, son sentiment de malaise ne passe pas. Georges reste inquiet. « Pourtant, j’ai accédé à toutes ses demandes ! » songe-t-il. Puis à voix haute, sa colère argumente.

    « Déjà, tu as accepté qu’elle travaille ! Tu n’interfères pas et tu la soutiens publiquement ! Tu tentes de l’honorer du mieux que tu peux et quoi ? Finalement, tu n’es toujours pas père et tu sais très bien que madame planifie absolument tout pour que cela n’arrive pas ! »

    Son cœur se serre. Ses pensées reprennent : « Pourquoi diable suis-je le seul à faire des sacrifices ? Voilà que maintenant, elle disparait sans même me prévenir. Pourquoi n’est-elle pas une femme comme les autres ? » Quelque part en lui, un sanglot se fait entendre. Puis la colère reprend.

    « Tu te sabotes tout seul en lui offrant toutes ces libertés, Georges ! Il faut arrêter d’être si permissif ! Ainsi, elle reprendra sa place ! Ta femme, à Tes côtés, à Ton service ! Fini le « Gentil Georges » ! Parce que pour être gentil, ah ça oui, Georges est vraiment quelqu’un de gentil, le gentil Georges à sa maman ! Est-elle ta mère ? Non, je ne crois pas ! »

    Pris dans ses pensées, il continue de piétiner, toute la pièce s’est désormais brouillée devant ses yeux. Georges ne sent plus que ses pieds qui martèlent le sol, ses mains qui se serrent et se desserrent, son cœur qui bat la chamade. Ce battement se propage dans ses tempes puis à ses oreilles. C’est alors qu’il entend, sans que ses lèvres ne bougent cette fois-ci : « Peut-être, te l’a-t-on volée ! » Georges se fige. Le sang afflue à grand coup dans tout son corps maintenant, cette pensée devient un écho sans fin, à chaque battement de son cœur, elle se répète.

    « Volée, volée, volée, on te l’a volée… »

    Georges se précipite dans l’entrée, attrape son par-dessus en ouvrant la porte, l’enfile sur le perron puis prend à droite sans s’être concerté et commence à marcher à toute allure. Les gens le saluent mais faute de les entendre, Georges ne répond pas. « Volée, on te l’a volée… » Ce n’est plus lui qui mène la danse, la colère a pris sa place. Celle-ci le conduit, en quelques minutes, devant l’université où étudie Elisabeth. Georges passe les grilles sans permission, cherche dans les jardins, arpente tous les couloirs, sondant les salles de classes, puis en ressort, ne pensant même pas au fait qu’à cette heure-ci, Elisabeth n’a aucune raison de se trouver là. Nullement démotivé, ses pieds continuent de le presser, sa vue transperce les murs, sa respiration fait un bruit de machine, il est absorbé par cette quête insensé dans les rues de Paris.

    « On te l’a volée… »

    Entrant dans le jardin du Luxembourg, Georges ne réalise même pas que les moutons et les vaches ont disparus au profit des promeneurs, et plus encore, qu’il en fait partie. Bien que l’endroit soit encore sale et plein de fumier, beaucoup de gens déambulent, si bien qu’il lui faut beaucoup de temps pour inspecter le parc en entier. « Où peut-elle bien être ? » Mais encore une fois, aucune chance qu’Elisabeth y soit. Son inconscience est telle, qu’en voyant au loin une femme assise sur un banc légèrement dissimulée par un massif d’arbustes, il est persuadé de l’avoir retrouvée. Georges s’approche en furie et une fois arrivé à sa hauteur, se jette sur celle qui se tient là, mais l’expression de surprise horrifiée qu’il lit sur le visage de l’inconnue le percute immédiatement, rétablissant sa lucidité.

    « Je suis désolé, madame ! » s’excuse-t-il platement, en faisant trois pas en arrière.

    La femme lui lance un regard noir et ne répond rien. La fatigue et la honte s’abattent sur lui, alors Georges opère un demi-tour et s’affale dans l’herbe, quelques mètres plus loin. Sa tête tourne, ses jambes lui font mal, son souffle est court et même si l’hiver mord les chairs de certains, lui transpire à grosses gouttes. Doucement, il reprend ses esprits et reste allongé sur le dos, hébété, attendant que le monde reprenne des couleurs et les formes leurs contours. Georges observe les branches nues et noueuses des arbres qui le surplombent, semblant déchirer le monochrome de ce ciel d’hiver, puis souffle un grand coup et ferme les yeux, sa respiration se calme. « Que vient-il de m’arriver ? Comment ai-je pu me laisser submerger à ce point ? Cela ne me ressemble pas du tout… » Les souvenirs sont presque confus, Georges regarde autour de lui, le jour commence à se dérober.

    « J’ai marché jusqu’ici ? »

    Puis soudainement, sa quête se rappelle à lui : sa Lizie, quelque part, sans lui. Certes, son épouse n’est pas parfaite mais il l’aime. Elle est une onde calme et puissante, sentant l’odeur des fleurs sauvages, Elisabeth est telle la douceur du soleil, la profondeur d’un ciel étoilé. Oui, Georges est fleur bleue et cela lui va très bien. Il se relève et se met à trottiner en direction de leur maison, souhaitant oublier au plus vite cette journée et par-dessus tout, se blottir contre elle.

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