

Ecriture
Public Group
Ecriture diffĂ©rente, crĂ©ative, passion des poèmes… Vous aimez Ă©crire un roman, une nouvelle ou... View more
Group Description
Ecriture différente, créative, passion des poèmes… Vous aimez écrire un roman, une nouvelle ou quelques lignes le dimanche ? Surdoué, zèbre, Haut Potentiel Émotionnel (HPE), Haut Potentiel Intellectuel (HPI)… Partageons nos créations d’écrivain à rayures ✒
Les intriquées
Contenus connexes :
-
ELISABETH
En sortant du théâtre, Elisabeth et Georges marchent tranquillement vers leur résidence qui ne se trouve qu’à deux rues de là . La nuit est en train de tomber faisant disparaitre leurs pieds dans la pénombre. La pluie est tombée plus tôt dans la journée, Elisabeth entend le bruit de la terre mouillée à chacun de ses pas. Enserrant le bras de son mari, elle est souriante, c’est une si belle soirée. La ferveur provoquée, encore intacte, se confond en un rire intérieur exquis. Georges quant à lui est tendu et cette attitude l’offense quelque peu. Alors, d’une voix éraillée par l’effort mais d’un ton plein d’entrain, elle brise le silence afin de rendre sa joie communicative.
« Allons Georges, les avez-vous vu ? Les avez-vous entendus ? Quelle chaleur ! C’était si… vivant ! Non pas que mes élèves ne le soient pas, mais ils ne font pas don du même enthousiasme.
— Peut-être parce qu’ils sont éduqués ma chère, contrairement aux gens qui vous écoutaient ce soir. Ne vous faites pas de fausses illusions, ces gens ne sont rien.
— Ils ne sont pas rien, comment osez-vous dire cela !
— Vous avez raison, à l’odeur, j’aurais dit qu’ils étaient sales.
— Il suffit ! Pensez-vous qu’ils méritent de le rester ?
— La société est ainsi ! l’informe-t-il, passant son bras autour de ses épaules dans un geste paternel.
— Tout mon travail consiste à la changer Georges, n’avez-vous toujours pas compris cela ?
— Votre travail… » dit-il en soupirant.
Elisabeth ouvre, puis referme immédiatement la bouche. « Comment peut-il avoir si peu de considération pour ce que je fais ? » songe-t-elle. Son agacement lui fait perdre le sourire. Puis, il reprend avec une voix bien trop douce pour être dénuée de moralité.
« Enfin Lizie, ne vous méprenez pas. Je respecte complètement ce que vous faites, mais de là à croire que cela changera les choses… Soyez reconnaissante, mais arrêtez de prétendre que vous partageriez tout ce que vous avez avec eux. Nous avons un rang, nous faisons partie d’une classe, et à mon humble avis, vous surestimez ce que vous cultivez d’empathie. Si cela n’était pas juste, cela n’existerait pas, Dieu choisi notre destin.
— Ne me parlez pas de dieu ! Vous connaissez très bien les sujets sur lesquels nos différents perdurerons.
— Voyons ma chère, n’êtes-vous pas heureuse de la vie que vous avez ?
— Je souhaiterais juste que tout le monde puisse y prétendre.
— J’admire votre volonté, mais…
— Je me fiche de vos « mais ». Il reste beaucoup de choses de la révolution, nous en sommes tous les héritiers.
— Des héritiers bien nés ! Bon sang, regardez-vous !
— Je ne l’ai pas choisi ! Eux non plus, ne l’ont pas choisi. Et vous dans votre petite posture, que seriez-vous devenu sans notre mariage ? » rétorque-t-elle sèchement.
Georges se tait. Elisabeth en éprouve une certaine satisfaction, mais désormais, la colère prend racine. Cette petite phrase au mieux ne l’a qu’offensé, au pire l’a blessé. Elle impose le silence ne tenant pas à s’excuser. « Après tout, n’est-ce pas la simple vérité ? » Georges, bien qu’il ne le dirait pas en ces termes, réfute que ses recherches soient considérées comme un travail. Qu’aurait-il donc fait si elle s’était réservé l’entreprise de son père ? D’ailleurs pour ce dernier, l’évidence était que Lizie prendrait la suite de son négoce de chocolat. L’éducation reçue de ses parents allait dans ce sens, personnifiant leur propre succession. Cela n’a jamais été un choix. Mais qu’elle rencontre le succès dans le commerce ou dans la science, dans les deux cas ils auraient été fiers, elle en est certaine. D’autant que Georges perpétue l’affaire familiale d’une main de maître.
S’ils n’ont pas été avares de valeurs, de son père elle a retenu le courage et de sa mère l’orgueil. Ses connaissances en art, en politique, en économie sont le fruit de leur instruction et Georges prend un réel plaisir à échanger sur ces sujets. Lui aussi est né bourgeois, mais les Mérin ne pouvaient cependant pas se vanter de la même réussite financière que les Belland. Leurs parents étaient complices et ont toujours été proches. Ils avaient trouvé évident de les marier, les faisant passer du statut d’amis de jeu, à mari et femme depuis quelques années. Leurs points communs ont toujours été évidents, mais leurs désaccords le sont encore plus. Pour Elisabeth, cette hiérarchie de valeur quant à leurs occupations respectives doit cesser au plus vite. Tout le monde peut se laisser aller à la compétition, mais que cela puisse affecter Georges a tendance à la déconcerter. Lui qui est si sensible.
D’autant qu’elle est fière d’être l’une des rares femmes qui ont pu s’instruire. « Quelle autre épouse peut se vanter d’avoir obtenu son baccalauréat, d’étudier à l’université, ou même d’avoir fait publier deux livres à seulement vingt-huit ans ? Tandis que certaines propagent des ragots, j’enseigne mon savoir, n’est-ce pas louable ? Quelle valeur donner à tout cela si mon propre mari n’est pas capable de m’appuyer, de saisir l’importance de mes choix ? » Le monde change et si Georges se refuse à le voir, c’est que lui n’a rien à y gagner. Elisabeth le comprend très bien. Ils terminent la route en silence, rentrent et se couchent sans échanger d’autres mots.
-
EMILE
Arrivés à Montmartre, Paul s’installe dans leur abri de fortune pour se reposer. Emile est bien trop excité pour le suivre et s’installe donc sur l’une des barricades, jouant avec ses mains au-dessus d’un feu. Ces amas de cailloux sont désormais leurs maisons et eux sont devenus leurs sentinelles. Les flammes l’hypnotisent. Si ce soir encore les soldats de Versailles tentaient de les déposséder de leurs canons, Emile serait bien incapable de donner l’alerte, tant il a la tête ailleurs. Ses pensées s’égarent dans les discours de la journée. Ces allocutions reprennent après deux mois d’interdiction et l’ambiance survoltée qui y régnait ce soir légitimerait presque cet énième affront. Il en veut encore ! Pour nourrir ses réflexions, briser l’ennui, mais aussi, pour ces magnifiques théâtres qui l’émerveillent toujours autant. Ce n’est pas dans sa campagne qu’il pourrait en admirer de si beaux, cette opulence n’existe pas d’où il vient. On y trouve bien quelques châteaux aux intérieurs exubérants, mais jamais il n’y serait convié. Ici, ses mains peuvent toucher les dorures des balustrades, les lustres majestueux illuminent le chemin jusqu’à son siège, dont il peut caresser le velours qui devient le sien le temps d’un discours. Il s’est d’ailleurs promis de ne plus rater aucun débat. C’est surtout pour fuir les homélies désuètes et les croyances douteuses qu’il a quitté sa province.
Concernant les idéologies, ces orateurs ne cessent de parler de politique. « Qu’est-ce donc d’être démocrate ou républicain ? » Il n’en sait rien, ces mots sont vides. En revanche ce soir, tous ensemble autour de ces feux, ils sont Parisiens et sont nombreux. Ces hommes et ces femmes se battent pour un semblant de liberté. Mais à chacun ses chaines, les revendications sont multiples. Plus de rois, ni d’empereurs, cela semble faire l’unanimité par ici. Certains ne veulent plus de dieux, les ouvriers ne veulent plus de patrons et il y a ces femmes qui ne veulent plus de maris. Des révoltés, voilà ce qu’ils sont. Lui est un soldat qui choisit ses combats, le fermier devenu mercenaire. Mais même si se battre pour ses idées peut sembler vertueux, la réalité est que toute utopie coûte chère. Car lorsque leur bruit court, elles créent l’espoir, donnent du courage, faisant oublier que tout à un prix. Au fond, ce qui justifie sa présence ici c’est la force du nombre. Il a l’impression de faire partie de quelque chose de grand, d’important, d’historique.
Tout dessein gardé, en les observant, Emile prend surtout conscience de leur condition : les visages sont gris, les vêtements sales, les corps fatigués. Paris est assiégée, l’eau et la nourriture manquent depuis des mois. Alors, ils partagent ce qui reste et comme toute source de viande est bonne à prendre même les chiens se font rares. S’il y a de quoi manger on ne pose plus de questions car les rats sont trop souvent au menu. Beaucoup n’ont pas supporté ce régime et sont repartis résignés dans leur campagne où l’on y ripaille bien. Abandonner la lutte est si facile. Emile, lui, n’a plus rien ni personne vers qui retourner, sa mère est morte et il se souvient à peine de son père parti depuis longtemps, un homme violent qui les battaient. Voilà quelques années qu’Emile traine dans le coin, il est d’ici dorénavant et y mourra s’il le faut. Qu’importe que ce soit sa faim qui lui fasse la peau. Le discours d’Elisabeth Belland fait écho : « la sécurité ou la liberté ». En ce qui le concerne, le choix est fait. Ceux qui restent tirent leur persévérance en grande partie grâce aux prêcheurs de cette commune naissante, devenant l’instrument de leurs idées.
Transi de froid, il quitte son poste pour rejoindre Paul qui dort à même le sol sous l’auvent brisé d’un bar, enfouis sous des couvertures pleines de trous. Alors que la nuit est tombée depuis longtemps, Emile se sert contre lui et s’endort dans un silence qui n’est brisé que par les crépitements des feux que l’on préserve, en cet hiver particulièrement froid.
-
ELISABETH
Elisabeth se réveille aux aurores, se lève et sort de sa chambre pour s’installer à la table de la salle à manger. Léa, leur domestique a préparé son petit déjeuner qui s’est appauvri au fil des mois. Toujours très matinale, elle chérit ces moments de silence alors que son esprit s’éveille tranquillement et que rien ne vient perturber le fil de ses réflexions. Cet instant la prépare à la cohue de la journée, au bruit des autres. La nuit est passée mais sa dispute avec Georges entrave encore ses pensées. Désormais, la colère campe. « A-t-il nié mon statut de pionnière ? Me serais-je fourvoyée toutes ces années quant à son implication dans ma réussite ? »
Son regard se pose sur le tableau les représentant, peint quelques jours après leur mariage. Elle se reconnait à peine, la jeune fille dessus semble bien trop ordinaire. Lui en revanche est le même, avec ou sans relief. « Les hommes ne le sont-ils pas tous ? » Georges est son ami depuis toujours et parfois, ils sont un peu plus. Il est banal, certes, vit d’espoirs étriqués et de rêves limités par ses seules expériences. Étant le frère de quatre sœurs exerçant à merveille le rôle de mères de famille, il projette sur Elisabeth les mêmes aspirations. C’est plus fort que lui. Alors que pour elle, on les a mariés mais cela ne veut rien dire. Georges le sait et donne l’impression de s’en accommoder, bien que parfois sa frustration soit palpable. Elisabeth entend et éprouve un profond respect pour tous ses silences qui en disent long. « Mais peut-être prie-t-il son dieu finalement ? » Songeant qu’il semble chérir ce qui l’agace le plus, Elisabeth se dit que l’amour est cruel. À moins que ce soit elle.
Georges est chagriné qu’elle veille à ne pas avoir d’enfants, tout autant qu’elle ait conservé son nom de jeune fille. Mais Elisabeth Belland est la fille de Gautier et Pénélope Belland et ne sera jamais Elisabeth Mérin. Qu’importe ce que dit la loi. « C’est ce monde le problème ! » conclu-t-elle. Ce tableau désobligeant l’horripile. En-dessous, des bibelots poussiéreux trônent sur des meubles d’un autre âge. Toutes ces antiquités provoquent un peu plus son agacement. Le pire serait de croiser Georges lorsqu’il se lèvera, elle termine donc son repas à la hâte. Il faut se changer les idées et seule une marche matinale pourrait altérer le cours de ses pensées maussades.
-
EMILE
Les premières roues de charrues battent les pavés, l’aube est naissante, Paris reprend vie comme tous les jours. Un cri d’enfant se fait entendre, puis un autre. Les murmures deviennent des voix, les marchands halant la foule se mêlent aux bruits de casseroles et d’armes que l’on nettoie. Emile, toujours blottis contre Paul commence à remuer et leurs estomacs vides se répondent, s’harmonisant avec le reste. Il s’étire, ses pieds sortent de la couverture, le garçon les remet dessous à la hâte tant le froid est vorace. C’est la voix éraillée de son ami qui finit de le sortir de son sommeil.
« Tu as faim ? Je vais nous chercher à manger. Reste-là , je reviens d’ici peu.
— Paul, attends, il nous reste un morceau de pain d’hier que l’on peut partager. Restons au chaud pour le moment. »
Emile se lève et descelle une brique dans le mur, en sort un morceau de pain pas plus gros qu’un poing fermé et retourne à côté de Paul qui lui repasse la couverture autour des épaules. L’air est glacé, la buée qui sort de leurs bouches est épaisse et se dissipe lentement. Ils terminent rapidement le quignon de pain qui ne rassasie ni l’un ni l’autre. Le jeune homme a faim et cette appétence tourne à l’obsession.
« Peut-être pourrions-nous aller vers Oberkampf ce midi, il parait qu’on peut y trouver de la soupe, propose Paul.
— Où as-tu entendu cela ? répond Emile, soudainement revigoré.
— Ma chère Marie m’en a parlé, apparemment, ils font une distribution presque tous les jours selon elle. Un bon plat chaud pourrait nous faire du bien.
— Nous faire du bien ? C’est ironique ? Mon ami, j’en ai rêvé toute la nuit. Je me recouvrais de volailles farcies pour me réchauffer et me noyais dans des plats en sauces. Alors, autant te dire que je me battrais pour une bonne soupe.
— Avec un peu de chance, nous n’aurons pas à nous battre.
— Qui distribue cela ?
— Aucune idée, mais je peux demander à Marie de venir nous chercher pour nous y emmener.
— Tu ne me rendrais pas plus heureux.
— Je pense aller chez elle, veux-tu m’accompagner ?
— Non, je reste ici, mais passe me chercher tout à l’heure. » conclu Emile, en lui tapant dans la main.
Les deux garçons se lèvent, Paul s’éloigne tandis que lui soulage sa vessie avant de se rassoir sous leur abri de fortune, la couverture sur ses épaules. Sa proposition de le suivre chez Marie est plus qu’enviable. S’abriter sous un toit, même quelques heures, pour profiter de la chaleur d’un poêle, étendre ses vêtements, sécher sa peau, évidemment qu’il en rêve, mais ces deux-là ont des passions à vivre. Les amoureux ont l’air heureux, mais s’ils s’engageaient plus, Emile n’aurait plus personne auprès de qui se blottir la nuit et cette inquiétude l’assaille. Sans détour, Elisabeth s’invite dans ses pensées, il s’imagine se serrer contre elle et alors que le désir monte en lui, rien ne se produit au niveau de son entre-jambe. La faim grignote tout et cela fait plusieurs jours qu’elle s’est déjà repue de ses pulsions sexuelles. Le jeune homme se demande alors, s’il en est de même pour Paul.
-
ELISABETH
Elisabeth dĂ©ambule dans les rues de Paris, observant les rares enfants qui jouent et leurs mères qui accomplissent autant de tâches qu’elles le peuvent. Les hommes portent, poussent, tapent, haranguent, crient, tandis que tout le reste se dĂ©roule dans le silence. Elle reste un moment Ă vagabonder en regardant les gens, les Ă©coutant discrètement, travaillant Ă comprendre les individus pour expliquer les ensembles. Dans ce Paris assiĂ©gĂ©, la solidaritĂ© prime, bien que chacun reste Ă sa place. Les hommes s’entraident, les femmes aussi. MĂŞme les gamins encore imberbes s’activent. Elisabeth scrute mais ne voit aucune petite fille. « Que faisais-je de mon temps Ă cet âge ? » Les souvenirs se reportent inexorablement sur Georges, elle s’ordonne d’interrompre sa rĂ©flexion. S’il a rĂ©ussi Ă gâcher la fin de sa journĂ©e la veille, hors de question que ce soit le cas aujourd’hui.
Il est presque dix heures, Elisabeth décide donc de se rendre à la mairie du onzième arrondissement, toute proche, pour voir monsieur le maire qui est un ami. Le visage rond et chaleureux de Jules l’accueille sans retenue. Ils échangent quelques nouvelles et bavardent une petite heure. Il l’informe des dernières avancées politiques ainsi que de la pression que ses supérieurs lui mettent. Monsieur le maire n’est pas du genre à se laisser intimider et c’est ce qu’Elisabeth apprécie. Elle aime son franc-parler, comme il rit du sien. Son ami la félicite pour son intervention de la veille et Elisabeth perçoit sa sincérité, cela la revigore.
Vers onze heures, Jules cherche à prendre congé, lui expliquant qu’il organise une distribution alimentaire dans son quartier. Elisabeth se propose de l’aider. C’est une aubaine pour elle, en premier lieu pour l’interaction, mais surtout car cela l’occupera pour les quelques heures à venir. Jules Mottu range les dossiers sur lesquels il travaillait, puis ils se rendent ensemble rue Oberkampf pour installer les tables et donner de la force aux hommes et aux femmes qui font vivre dorénavant la commune de Paris.
-
EMILE
Alors que l’église Saint-Pierre sonne midi, Emile remarque Paul et Marie qui franchissent la rue Gabrielle dans sa direction. Posté près de la barricade nord, lui discute avec deux femmes qu’il connait peu mais qu’il commence à apprécier. Emile fait un signe de la main en direction de ses amis, salue poliment ses interlocutrices, puis les rejoint en trottinant, pressé à l’idée de se remplir l’estomac. Malgré la faim, il offre à ses amis son plus beau sourire.
« Ma chère Marie, comment allez-vous ?
— Comme cela peut aller Emile, la nuit n’a pas été trop froide ?
— Oh, si, mais cela sera vite oublié si votre promesse de soupe…
— Oui, ne vous inquiétez pas. Mon oncle m’a déjà emmenée là -bas, nous risquons d’attendre un peu, mais nous serons servis. Il m’a d’ailleurs donné ces bons, répond-elle en faisant la distribution.
— Bien, c’est tout ce dont j’ai besoin.
— Vous savez comme j’aimerais vous savoir au chaud…
— N’y pensez pas ! Je sais très bien que cela n’est pas évident pour vous de nous accueillir. Je ne vous en tiens absolument pas rigueur. Continuez de vous occuper de Paul, c’est le plus important pour moi.
— Mais qui s’occupe de vous ? Ou de ce qu’il en reste, ne vous offusquez pas… »
Emile ne répond pas mais initie le mouvement. Alors qu’ils font route vers la rue Oberkampf, l’ambiance qui règne dans ce onzième arrondissement tranche avec l’apathie de Montmartre. Les barricades sont plus rares, le quartier est foisonnant de vie, beaucoup de commerces sont toujours en activité. Arrivé sur le lieu de la distribution, Emile n’en croit pas ses yeux. Il y a d’immenses tables où l’on sert de la nourriture fumante, on croirait un banquet bien que les mets servis ne soient certainement pas des plus raffinés. Devant tous ces étalages, le ventre d’Emile se met à gémir. Les trois amis se placent dans une file, scrutant les marmites qui seront bientôt à leur portée, serrés les uns contre les autres, leurs bons à la main.
« Comment cela fonctionne-t-il, demande-t-il à Marie.
— Mon oncle m’a dit que c’est le maire Mottu qui organise tout cela. C’est un fervent défenseur du peuple de Paris, on dit qu’il a même réussi à chasser les soldats de l’empereur.
— Dieu soit loué, répond-il ironiquement. Où trouvent-ils toute cette nourriture ?
— Ne soyez pas trop regardant sur le sujet, je vous en conjure, répond-elle dans un souffle.
— Cela fait longtemps que je ne le suis plus. » dit-il en souriant.
Alors qu’ils s’en approchent de plus en plus, Emile n’arrive plus à quitter le faitout des yeux, humant à présent son parfum. Il peut presque sentir la chaleur du godet entre ses doigts gelés. Son ventre chante au rythme des couvercles qui s’ouvrent, des louches qui raclent les bords en fer des casseroles et des bons de papiers que l’on déchire. Quand enfin son tour vient, Emile n’entend ni ne voit la personne qui lui réclame son bon. Son regard est fixé sur la gamelle, attendant de recevoir son auge, ne percevant que le bruit métallique des ustensiles qui s’entrechoquent. Deux mains de femme absolument impeccables pénètrent alors son champ de vision et une voix qu’il connait résonne doucement au-dessus du brouhaha de la rue. Ses yeux se posent alors sur Elisabeth Belland qui le dévisage comme pour lui signifier qu’elle le reconnait. Il croit halluciner mais son esprit ne le trompe pas.
« Jeune homme, votre bon ?
— Mme Belland, quel honneur !
— Vous êtes le garçon d’hier soir, répond-elle amusée.
— Oui tout à fait ! C’était bien moi. Je suis Emile, mais vous avez l’air d’avoir une très bonne mémoire. Je tiens à vous présenter mes excuses si je vous ai paru indécent, dit-il avec son plus beau sourire.
— Indécent n’est pas le mot que j’aurais choisi. Disons plutôt impétueux.
— Vous participez donc à tout cela ?
— Chacun fait ce qu’il peut, n’est-ce pas ? »
Elisabeth jette un regard par-dessus l’épaule d’Emile qui comprend qu’il ne pourra pas suspendre indéfiniment le temps. Elle saisit son bon, le cuisinier lui remet son auge. Emile s’écarte de quelques mètres avant de se retourner, surprenant Elisabeth qui lorgne sur lui. Quelques palpitations lui font monter le rouge aux joues. Il se dirige vers Marie et Paul qui, servis avant lui, se sont installés sur un banc à quelques mètres de là . Ses pieds trainent sur les pavés, prônant l’option demi-tour, mais son ventre refuse. Emile arrive bouche grande ouverte devant ses amis qui le regardent en riant. Ils ont observé toute la scène de leur position et n’ont pas eu besoin du contenu de la discussion pour interpréter son attitude.
« Je n’en reviens pas Paul et tu te moques de moi ! Es-tu bien mon ami ?
— Allez Emile, c’est vraiment drôle, si tu voyais ta tête !
— Sérieusement, implore-t-il Marie, comment puis-je l’aborder ? Je veux lui parler plus que tout.
— Avez-vous senti qu’elle désirait vous parler également ?
— Comment le saurais-je ?
— Très bien, si vous ne le savez pas, moi je vous le dis, elle vous a fixé du regard tout du long. Alors selon moi, vous pouvez tenter votre chance, dit-elle espièglement.
— Comment faire ?
— Si j’étais vous, j’irais de moi-même, répond-elle.
— Si j’étais toi, je la laisserais venir, rétorque Paul en souriant.
— Merci les copains, cela ne m’aide pas du tout !
— Allez, mange Emile, commence déjà par cela. » conclu Paul.
Une moue renfrognée a remplacé son air hébété, il en a presque oublié ce pour quoi il est venu. Son estomac le rappelle très bruyamment à sa faim, Emile se met alors à dévorer le contenu de son bol. La sensation de la soupe chaude est comme de l’eau fraiche en plein été : salvatrice. Cette maigre collation redonne vie à ses doigts, fait tressaillir chacun de ses muscles. L’excitation l’emplit également, il sent sa force décupler, se sentant enjoué après tant de vide et d’errance. Une fois sa gamelle terminée, Emile se lève tel un soldat, salue ses amis et se dirige vers Elisabeth.
Connectez-vous pour répondre.